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Les couleurs du silence


Tout sourire derrière son pupitre, le président déroule son discours. Comme à son habitude, il livre une prestation remarquable. Sa façon de présenter la situation de l’entreprise relève une fois de plus du spectacle. Dans la salle du conseil, tous les actionnaires écoutent passionnément celui qu’ils considèrent comme le plus grand orateur qui soit. Grâce à lui, tout leur parait d’une clarté inouïe, même les courbes les plus improbables ou les pourcentages les plus obscures. Et parfois, au détour d’une phrase, quel plaisir pour eux de le voir libérer sa verve dans une envolée lyrique dont il a le secret !

Mais la captivante prestation de leur cher président n’entame en rien l’impatience des actionnaires. Pire que cela, elle ne fait même que l’exacerber en retardant l’annonce tant attendue du chiffre. Le chiffre, le seul qui compte en ce moment singulier, le prix qu’un concurrent se propose de payer pour faire main basse sur leur société. Les rumeurs se sont affolées tout au long de la semaine précédant cette Assemblée générale plus extraordinaire que jamais. Dans quelques minutes, ils connaitront le poids de leurs plus-values, des montants longs comme le bras, ils n’en doutent pas une seconde.

Le président entame sa phrase de conclusion. C’est toujours ainsi qu’il termine ses discours, par une phrase de conclusion, une seule et très courte. La nouvelle va enfin tomber, tous retiennent leur souffle. C’est maintenant.

« J’ai une nouvelle capitale à vous annoncer », proclame le président d’une voix claire et forte qui a elle seule indique aux actionnaires que leurs comptes en banque sont sur le point de vivre un moment historique digne d’un big-bang comptable. Mais soudain, plus rien. Plus un mot, plus de nouvelle capitale. Le blanc. Un flash argenté dont il sait la fatale réalité vient de foudroyer le président au plus profond de ses chairs. Mortifié derrière son pupitre, le regard perdu dans les limbes de l’infini, il vient de se mettre entre parenthèses du monde des vivants.

D’abord persuadés qu’ils assistent à une mise en scène dont il est coutumier, les visages des actionnaires sont encore radieux. Mais au fil des secondes, les doutes commencent à fissurer leur enthousiasme. Peu à peu, les sourires s’éteignent, les yeux s’arrondissent, les têtes s’agitent. Les actionnaires s’interrogent mutuellement du regard. Dévorés par leur impatience, ils en arrivent même à détester leur président. Et pour cause, l’inquiétude monte de plus en plus en eux. L’idée du pire se fraye un chemin dans le paysage déclinant de leurs espoirs. Et si la société n’était plus vendue ? Impossible. Et si les chiffres que l’on avait annoncés n’étaient que pures fantaisies ? Ils ne peuvent s’y résoudre. Ils ont tant spéculé sur leurs gains à venir qu’une telle déception porterait un coup fatal à leurs rêves. Ils n’ont pas attendu toutes ces années, pour en arriver là. Ils sont venus gouter à la plénitude et c’est maintenant le vide qui s’abat sur eux.

Le président est submergé par une vague blanche dont il ne perçoit que trois couleurs éclairantes. Le rouge de l’amour de toute une vie passée, le bleu de l’effroyable vérité du présent, le vert d’une renaissance future qu’une nouvelle puissance spirituelle l’invite à entamer dès à présent. Alors il ferme les yeux et prend une profonde respiration, laissant des énergies nouvelles gagner peu à peu son corps. Puis il rouvre les yeux et du regard balaye de nouveau l’assemblée. Rassemblant tout ce qu’il lui reste de forces, il esquisse un sourire. Il va enfin couper le long ruban blanc du silence.

Dans la salle, les chuchotements se sont tus. « J’ai une nouvelle capitale à vous annoncer », reprend le président. Sans une seule hésitation, il leur lâche le fruit de leur diabolique convoitise, comme s’il jetait un morceau de viande à des bêtes furieusement affamées. Le prix proposé par le concurrent se situe bien au-delà des estimations les plus irréalistes. Oubliées l’angoisse du grand blanc laissé par leur président, pour les actionnaires seul compte ce chiffre mirifique qu’il vient de prononcer. Ils se lèvent comme un seul homme et applaudissent celui qui vient de faire leur bonheur. Ils aiment leur président !

Tiraillé par une douleur viscérale, lui n’a qu’une envie, fermer les yeux pour s’épargner le spectacle de leurs joies. Mais il n’en fait rien, renaissance oblige. Un seul chiffre a fait d’eux des esprits fortunés. Un violent ressenti a fait de lui l’homme le plus pauvre de la terre, lui annonçant une nouvelle autrement plus capitale. À des milliers de kilomètres de là, son frère jumeau vient de partir.



 
 
 

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© 2022 par Stan Dell

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